Chers lecteurs,
Le mois de novembre est souvent appelé le mois des
morts, notamment à cause du jour des défunts, le 2 novembre. C’est l’occasion
de réfléchir un peu sur nos pratiques funéraires. Longtemps interdite
par l’Église, l’incinération, appelée aussi la crémation, connaît depuis
longtemps un succès croissant. Cette évolution révèle des changements dans nos
représentations au sujet de la mort.
« Comment les morts ressuscitent-ils ? Quelle
sorte de corps auront-ils ? » Cette question était déjà celle des
chrétiens de la ville de Corinthe il y a 2000 ans, comme en témoigne la lettre
que saint Paul leur adresse.
Sa réponse a contribué à alimenter les représentations
des croyants : « Quand le corps est mis en terre, il est mortel; quand il
ressuscitera, il sera immortel » (1 Cor 15,42), et il ajoute : « nous
serons tous transformés en un instant… ».
Puisqu’il est appelé à l’immortalité, les chrétiens
ont donc pris l’habitude d’inhumer le corps en pleine terre, le plus souvent
près du lieu de culte. Des questions embarrassantes se sont posées lorsque le
défunt a été mutilé ou amputé : comment un corps incomplet retrouvera-t-il,
dans l’au-delà sa forme initiale ? Très vite, l’incinération fait aussi l’objet
d’un interdit : le feu purificateur est là uniquement pour détruire ce qui est
impur ou pécheur, donc les mauvaises choses, car les flammes étaient
considérées comme un avant-goût de l’enfer promis de toute façon aux impies et
aux hérétiques.
Avec le temps cependant, des considérations sociales
et hygiéniques vont éloigner les lieux d’inhumation : les cimetières qui jusque
là entouraient les églises vont gagner l’extérieur des villes et des villages;
l’inhumation en pleine terre sera interdite et l’usage du cercueil rendu
obligatoire. En plus, à cause des maisons souvent trop petites, on déplace les
rites de deuil de la maison du défunt vers des lieux spécialisés, comme le
funérarium ou la morgue. Enfin et surtout, les représentations par rapport à
l’au-delà vont se modifier sensiblement : on n’imagine plus telle ou telle
personne défunte avec des ailes en train de chanter devant le trône du
Seigneur. Des enquêtes récentes montrent d’ailleurs que beaucoup de chrétiens
ne s’intéressent même plus à la question de la résurrection des corps, du moins
à la manière dont on se la figurait autrefois. C’est ainsi que la mort va peu à
peu s’effacer de l’environnement familier.
L’air du temps fera le reste. Ce qui compte
aujourd’hui, c’est la jeunesse, la réussite sans fin, la vitalité totale. On
n’aime pas être confronté à cette limite que constitue la mort. Sans doute
est-ce en partie la fuite de cette réalité angoissante qui a contribué, y
compris chez les chrétiens, au succès de la crémation. Depuis 1963, en effet,
l’Église avait levé l’interdit qui pesait encore sur cette pratique. Faire
disparaître, vite et complètement, le cadavre : c’est un symbole parlant de la
difficulté qu’ont certains à accepter la présence de la mort. Le caractère
souvent impersonnel et convenu des cérémonies au crématorium contribue à accentuer
cette mise à distance.
L’incinération, pourtant, peut aussi être interprétée
dans un sens très positif. Tiré de la terre (en hébreu, le nom
« Adam » veut dire « terreux »), le corps humain retourne à
cette terre sous forme de cendres. Non comme une poussière sans consistance,
laide et méprisable, mais au contraire comme une cendre infiniment douce,
concentré extrême de tout ce qui a fait la beauté d’une personne, désormais
porté dans le souffle de Dieu, fondu aussi dans cette terre où Dieu plonge sa
main créatrice.
Dans ce sens, on peut comprendre le feu
non pas comme une punition, une expiation qui fait penser à l’enfer, mais comme
ce « brasier d’amour » dont parle sainte Thérèse de Lisieux, où les
fautes ne sont plus qu’une goutte d’eau infime, aussitôt oubliée dans la
tendresse divine. L’incinération peut donc être vécue dans une foi profonde :
offrir le corps d’un être cher à cette « ardeur aimante » peut être
un geste très liturgique, une manière non pas de fuir la mort, mais au contraire
de l’assumer, jusque dans la transformation dont parle saint Paul.
Ce sera finalement la tâche de chaque chrétien de
trouver les gestes et les mots qui changeront une pratique, jadis expression
d’un refus de la foi, en un signe de foi profonde.
Bien à vous,
Abbé Ralph Schmeder, membre
de l’équipe pastorale « des Douze ».