Rosarium Virginis Mariae Les Pontifes romains et
le Rosaire Octobre 2002 - octobre
2003: Année du Rosaire Prière pour la paix et
pour la famille « Voici ta mère! » (Jn
19, 27) Un visage resplendissant
comme le soleil Le Rosaire, prière
contemplative Se souvenir du Christ
avec Marie Par Marie, apprendre le
Christ Se conformer au Christ
avec Marie Le Rosaire, « résumé de
l'Évangile » Des mystères au Mystère:
le chemin de Marie Mystère du Christ,
“mystère” de l'homme Le Rosaire, chemin
d'assimilation du mystère ... qui peut toutefois
être améliorée « Rosaire béni de Marie,
douce chaîne qui nous relie à Dieu » Le Rosaire, un trésor à
redécouvrir LETTRE
APOSTOLIQUE 1. Le
Rosaire de la Vierge
Marie, qui s'est développé progressivement au cours du deuxième
millénaire sous
l'inspiration de l'Esprit de Dieu, est une prière aimée de nombreux
saints et
encouragée par le Magistère. Dans sa simplicité et dans sa profondeur,
il
reste, même dans le troisième millénaire commençant, une prière d'une
grande
signification, destinée à porter des fruits de sainteté. Elle se situe
bien
dans la ligne spirituelle d'un christianisme qui, après deux mille ans,
n'a
rien perdu de la fraîcheur des origines et qui se sent poussé par
l'Esprit de
Dieu à « avancer au large » (Duc in altum!) pour redire, et même
pour
“crier” au monde, que le Christ est Seigneur et Sauveur, qu'il est « le
chemin,
la vérité et la vie » (Jn 14, 6), qu'il est « la fin de
l'histoire
humaine, le point vers lequel convergent les désirs de l'histoire et de
la
civilisation ».1 En
effet, tout en ayant une
caractéristique mariale, le Rosaire est une prière dont le centre est
christologique. Dans la sobriété de ses éléments, il concentre en lui
la profondeur
de tout le message évangélique, dont il est presque un résumé.2
En
lui résonne à nouveau la prière de Marie, son Magnificat permanent
pour
l'œuvre de l'Incarnation rédemptrice qui a commencé dans son sein
virginal.
Avec lui, le peuple chrétien se met à l'école de Marie, pour se
laisser
introduire dans la contemplation de la beauté du visage du Christ et
dans
l'expérience de la profondeur de son amour. Par le Rosaire, le croyant
puise
d'abondantes grâces, les recevant presque des mains mêmes de la Mère du
Rédempteur. 2.
Beaucoup de mes prédécesseurs
ont accordé une grande importance à cette prière. À ce sujet, des
mérites
particuliers reviennent à Léon XIII qui, le 1erseptembre
1883,
promulgua l'encyclique Supremi apostolatus officio,3
paroles fortes par lesquelles
il inaugurait une série de nombreuses autres interventions concernant
cette
prière, qu'il présente comme un instrument spirituel efficace face aux
maux de
la société. Parmi les Papes les plus récents qui, dans la période
conciliaire,
se sont illustrés dans la promotion du Rosaire, je désire rappeler le
bienheureux Jean XXIII4 et surtout Paul VI qui, dans
l'exhortation
apostolique Marialis cultus, souligna, en harmonie avec
l'inspiration du
Concile Vatican II, le caractère évangélique du Rosaire et son
orientation
christologique. Puis,
moi-même, je n'ai
négligé aucune occasion pour exhorter à la récitation fréquente du
Rosaire.
Depuis mes plus jeunes années, cette prière a eu une place importante
dans ma
vie spirituelle. Mon récent voyage en Pologne me l'a rappelé avec
force, et
surtout la visite au sanctuaire de Kalwaria. Le Rosaire m'a accompagné
dans les
temps de joie et dans les temps d'épreuve. Je lui ai confié de
nombreuses
préoccupations. En lui, j'ai toujours trouvé le réconfort. Il y a
vingt-quatre
ans, le 29 octobre 1978, deux semaines à peine après mon élection au
Siège de
Pierre, laissant entrevoir quelque chose de mon âme, je m'exprimais
ainsi: « Le
Rosaire est ma prière préférée. C'est une prière merveilleuse.
Merveilleuse de
simplicité et de profondeur. [...] On peut dire que le Rosaire est,
d'une
certaine manière, une prière-commentaire du dernier chapitre de la
Constitution Lumen gentium du
deuxième Concile du Vatican, chapitre qui
traite de l'admirable présence de la Mère de Dieu dans le mystère du
Christ et de
l'Église. En effet, sur l'arrière-fond des Ave Maria défilent
les
principaux épisodes de la vie de Jésus Christ. Réunis en mystères
joyeux,
douloureux et glorieux, ils (1961), pp.641-647: La Documentation
catholique
58 (1961), col. 1265-1271.nous mettent en communion vivante avec Jésus
à
travers le cœur de sa Mère, pourrions-nous dire. En même temps, nous
pouvons
rassembler dans ces dizaines du Rosaire tous les événements de notre
vie
individuelle ou familiale, de la vie de notre pays, de l'Église, de
l'humanité,
c'est-à-dire nos événements personnels ou ceux de notre prochain, et en
particulier de ceux qui nous sont les plus proches, qui nous tiennent
le plus à
cœur. C'est ainsi que la simple prière du Rosaire s'écoule au rythme de
la vie
humaine ».5 Par
ces paroles, chers
frères et sœurs, je mettais dans le rythme quotidien du Rosaire ma
première
année de Pontificat. Aujourd'hui, au début de ma
vingt-cinquième année
de service comme Successeur de Pierre, je désire faire de même. Que
de
grâces n'ai-je pas reçues de la Vierge Sainte à travers le rosaire au
cours de
ces années: Magnificat anima mea Dominum! Je désire faire
monter mon
action de grâce vers le Seigneur avec les paroles de sa très sainte
Mère, sous
la protection de laquelle j'ai placé mon ministère pétrinien: Totus
tuus! 3.
C'est pourquoi, faisant
suite à la réflexion proposée dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte,
dans laquelle, après l'expérience
jubilaire, j'ai invité le Peuple de Dieu à « repartir du Christ »,6
j'ai
senti la nécessité de développer une réflexion sur le Rosaire, presque
comme un
couronnement marial de cette lettre apostolique, pour exhorter à la
contemplation du visage du Christ en compagnie de sa très sainte Mère
et à son
école. En effet, réciter le Rosaire n'est rien d'autre que contempler
avec
Marie le visage du Christ. Pour donner un plus grand relief à cette
invitation,
profitant de l'occasion du tout proche cent vingtième anniversaire de
l'encyclique de Léon XIII déjà mentionnée, je désire que, tout au long
de
l'année, cette prière soit proposée et mise en valeur de manière
particulière
dans les différentes communautés chrétiennes. Je proclame donc l'année
qui va
d'octobre de cette année à octobre 2003 Année du Rosaire. Je
confie cette directive
pastorale à l'initiative des différentes communautés ecclésiales. Ce
faisant,
je n'entends pas alourdir, mais plutôt unir et consolider les projets
pastoraux
des Églises particulières. Je suis certain que cette directive sera
accueillie
avec générosité et empressement. S'il est redécouvert dans sa pleine
signification, le Rosaire conduit au cœur même de la vie chrétienne, et
offre
une occasion spirituelle et pédagogique ordinaire mais féconde pour la
contemplation personnelle, la formation du Peuple de Dieu et la
nouvelle
évangélisation. Il me plaît de le redire aussi à l'occasion du souvenir
joyeux
d'un autre événement: le quarantième anniversaire de l'ouverture du
Concile
œcuménique Vatican II (11 octobre 1962), cette « grande grâce » offerte
par
l'Esprit de Dieu à l'Église de notre temps.7 4.
L'opportunité d'une
telle initiative découle de diverses considérations. La première
concerne
l'urgence de faire face à une certaine crise de cette prière qui, dans
le
contexte historique et théologique actuel, risque d'être à tort
amoindrie dans
sa valeur et ainsi rarement proposée aux nouvelles générations.
D'aucuns
pensent que le caractère central de la liturgie, à juste titre souligné
par le
Concile œcuménique Vatican II, a eu comme conséquence nécessaire une
diminution
de l'importance du Rosaire. En réalité, comme le précisait PaulVI,
cette prière
non seulement ne s'oppose pas à la liturgie, mais en constitue un
support,
puisqu'elle l'introduit bien et s'en fait l'écho, invitant à la vivre
avec une
plénitude de participation intérieure, afin d'en recueillir des fruits
pour la vie
quotidienne. D'autres
craignent
peut-être qu'elle puisse apparaître peu œcuménique en raison de son
caractère
nettement marial. En réalité, elle se situedans la plus pure
perspective d'un
culte à la Mère de Dieu, comme le Concile VaticanII l'a défini: un
culte
orienté vers le centre christologique de la foi chrétienne, de sorte
que, « à
travers l'honneur rendu à sa Mère, le Fils [...] soit connu, aimé,
glorifié ».8 S'il est redécouvert de manière appropriée, le
Rosaire
constitue une
aide, mais certainement pas un obstacle à l'œcuménisme. 5.
Cependant, la raison la
plus importante de redécouvrir avec force la pratique du Rosaire est le
fait
que ce dernier constitue un moyen très valable pour favoriser chez les
fidèles l'engagement
de contemplation du mystère chrétien que j'ai proposé dans la
lettre
apostolique Novo millennio ineunte
comme une authentique “pédagogie de la
sainteté”: « Il faut un christianisme qui se distingue avant tout dans
l'art
de la prière ».9 Alors que dans la culture
contemporaine, même
au milieu de nombreuses contradictions, affleure une nouvelle exigence
de spiritualité,
suscitée aussi par les influences d'autres religions, il est plus que
jamais
urgent que nos communautés chrétiennes deviennent « d'authentiques
écoles de
prière ».10 Le
Rosaire se situe dans la
meilleure et dans la plus pure tradition de la contemplation
chrétienne.
Développé en Occident, il est une prière typiquement méditative et il
correspond, en un sens, à la « prière du cœur » ou à la « prière de
Jésus »,
qui a germé sur l'humus de l'Orient chrétien. 6.
Certaines circonstances
historiques ont contribué à une meilleure actualisation du renouveau du
Rosaire. La première d'entre elles est l'urgence d'implorer de Dieu le
don de
la paix. Le Rosaire a été à plusieurs reprises proposé par mes
Prédécesseurs et
par moi-même comme prière pour la paix. Au début d'un millénaire, qui a
commencé avec les scènes horribles de l'attentat du 11 septembre 2001
et qui
enregistre chaque jour dans de nombreuses parties du monde de nouvelles
situations de sang et de violence, redécouvrir le Rosaire signifie
s'immerger
dans la contemplation du mystère de Celui « qui est notre paix », ayant
fait «
de deux peuples un seul, détruisant la barrière qui les séparait,
c'est-à- dire
la haine » (Ep 2, 14). On ne peut donc réciter le Rosaire sans
se sentir
entraîné dans un engagement précis de service de la paix, avec une
attention
particulière envers la terre de Jésus, encore si éprouvée, et
particulièrement
chère au cœur des chrétiens. De
manière analogue, il est
urgent de s'engager et de prier pour une autre situation critique de
notre
époque, celle de la famille, cellule de la société, toujours
plus
attaquée par des forces destructrices, au niveau idéologique et
pratique, qui
font craindre pour l'avenir de cette institution fondamentale et
irremplaçable,
et, avec elle, pour le devenir de la société entière. Dans le cadre
plus large
de la pastorale familiale, le renouveau du Rosaire dans les familles
chrétiennes se propose comme une aide efficace pour endiguer les effets
dévastateurs de la crise actuelle. 7. De
nombreux signes
montrent ce que la Vierge Sainte veut encore réaliser aujourd'hui,
précisément
à travers cette prière; cette mère attentive à laquelle, dans la
personne du
disciple bien-aimé, le Rédempteur confia au moment de sa mort tous les
fils de
l'Église: « Femme, voici ton Fils » (Jn 19,26). Au cours du
dix-neuvième
et du vingtième siècles, les diverses circonstances au cours desquelles
la Mère
du Christ a fait en quelque sorte sentir sa présence et entendre sa
voix pour
exhorter le Peuple de Dieu à cette forme d'oraison contemplative sont
connues.
En raison de la nette influence qu'elles conservent dans la vie des
chrétiens
et à cause de leur reconnaissance importante de la part de l'Église, je
désire
rappeler en particulier les apparitions de Lourdes et de Fatima,11
dont
les sanctuaires respectifs constituent le but de nombreux pèlerins à la
recherche de réconfort et d'espérance. 8. Il
serait impossible de
citer la nuée innombrable de saints qui ont trouvé dans le Rosaire une
authentique voie de sanctification. Il suffira de rappeler saint Louis
Marie
Grignion de Montfort, auteur d'une œuvre précieuse sur le Rosaire,12
et
plus près de nous, Padre Pio de Pietrelcina, qui j'ai eu récemment la
joie de
canoniser. Le bienheureux Bartolo Longo eut un charisme spécial, celui
de
véritable apôtre du Rosaire. Son chemin de sainteté s'appuie sur une
inspiration entendue au plus profond de son cœur: « Qui propage le
Rosaire est
sauvé! ».13 À partir de là, il s'est senti appelé à
construire à
Pompéi un sanctuaire dédié à la Vierge du Saint Rosaire près des ruines
de
l'antique cité tout juste pénétrée par l'annonce évangélique avant
d'être
ensevelie en 79 par l'éruption du Vésuve et de renaître de ses cendres
des
siècles plus tard, comme témoignage des lumières et des ombres de la
civilisation classique. Par
son œuvre entière, en
particulier par les « Quinze Samedis », Bartolo Longo développa l'âme
christologique et contemplative du Rosaire; il trouva pour cela un
encouragement particulier et un soutien chez Léon XIII, le « Pape du
Rosaire ». CONTEMPLER
LE CHRIST AVEC
MARIE 9. «
Et il fut transfiguré
devant eux: son visage devint brillant comme le soleil » (Mt 17,
2).
L'épisode évangélique de la transfiguration du Christ, dans lequel les
trois
Apôtres Pierre, Jacques et Jean apparaissent comme ravis par la beauté
du
Rédempteur, peut être considéré comme icône de la contemplation
chrétienne.
Fixer les yeux sur le visage du Christ, en reconnaître le mystère dans
le
chemin ordinaire et douloureux de son humanité, jusqu'à en percevoir la
splendeur divine définitivement manifestée dans le Ressuscité glorifié
à la
droite du Père, tel est le devoir de tout disciple du Christ; c'est
donc aussi
notre devoir. En contemplant ce visage, nous nous préparons à
accueillir le
mystère de la vie trinitaire, pour faire l'expérience toujours nouvelle
de
l'amour du Père et pour jouir de la joie de l'Esprit Saint. Se réalise
ainsi
pour nous la parole de saint Paul: « Nous reflétons tous la gloire du
Seigneur,
et nous sommes transfigurés en son image, avec une gloire de plus en
plus
grande, par l'action du Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3, 18). 10.
La contemplation du
Christ trouve en Marie son modèle indépassable. Le visage du
Fils lui
appartient à un titre spécial. C'est dans son sein qu'il s'est formé,
prenant
aussi d'elle une ressemblance humaine qui évoque une intimité
spirituelle assurément
encore plus grande. Personne ne s'est adonné à la contemplation du
visage du
Christ avec autant d'assiduité que Marie. Déjà à l'Annonciation,
lorsqu'elle
conçoit du Saint-Esprit, les yeux de son cœur se concentrent en quelque
sorte
sur Lui; au cours des mois qui suivent, elle commence à ressentir sa
présence
et à en pressentir la physionomie. Lorsque enfin elle lui donne
naissance à
Bethléem, ses yeux de chair se portent aussi tendrement sur le visage
de son
Fils tandis qu'elle l'enveloppe de langes et le couche dans une crèche
(cf. Lc 2, 7). À
partir de ce moment-là,
son regard, toujours riche d'un étonnement d'adoration, ne se détachera
plus de
Lui. Ce sera parfois un regard interrogatif, comme dans
l'épisode de sa
perte au temple: « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela? » (Lc
2,
48); ce sera dans tous les cas un regard pénétrant, capable de
lire dans
l'intimité de Jésus, jusqu'à en percevoir les sentiments cachés et à en
deviner
les choix, comme à Cana (cf.Jn 2, 5); en d'autres occasions, ce
sera un
regard douloureux, surtout au pied de la croix, où il s'agira
encore, d'une
certaine manière, du regard d'une “femme qui accouche”, puisque Marie
ne se
limitera pas à partager la passion et la mort du Fils unique, mais
qu'elle
accueillera dans le disciple bien-aimé un nouveau fils qui lui sera
confié (cf. Jn 19, 26-27); au matin de Pâques, ce sera un
regard
radieux en
raison de la joie de la résurrection et, enfin, un regard ardent
lié à
l'effusion de l'Esprit au jour de la Pentecôte (cf.Ac 1, 14). 11.
Marie vit en gardant
les yeux fixés sur le Christ, et chacune de ses paroles devient pour
elle un
trésor: « Elle retenait tous ces événements et les méditait dans son
cœur » (Lc 2, 19; cf. 2, 51). Les souvenirs de Jésus, imprimés
dans son
esprit, l'ont
accompagnée en toute circonstance, l'amenant à parcourir à nouveau, en
pensée,
les différents moments de sa vie aux côtés de son Fils. Ce sont ces
souvenirs
qui, en un sens, ont constitué le “rosaire” qu'elle a constamment
récité au
long des jours de sa vie terrestre. Et
maintenant encore, parmi
les chants de joie de la Jérusalem céleste, les motifs de son action de
grâce
et de sa louange demeurent inchangés. Ce sont eux qui inspirent son
attention
maternelle envers l'Église en pèlerinage, dans laquelle elle continue à
développer la trame de son “récit” d'évangélisatrice. Marie propose
sans
cesse aux croyants les “mystères” de son Fils, avec le désir qu'ils
soient
contemplés, afin qu'ils puissent libérer toute leur force salvifique.
Lorsqu'elle récite le Rosaire, la ommunauté chrétienne se met en
syntonie avec
le souvenir et avec le regard de Marie. 12.
C'est précisément à
partir de l'expérience de Marie que le Rosaire est une prière
nettement
contemplative. Privé de cette dimension, il en serait dénaturé,
comme le
soulignait Paul VI: « Sans la contemplation, le Rosaire est un corps
sans âme,
et sa récitation court le danger de devenir une répétition mécanique de
formules et d'agir à l'encontre de l'avertissement de Jésus: “Quand
vous priez,
ne rabâchez pas comme les païens; ils s'imaginent qu'en parlant
beaucoup, ils
se feront mieux écouter” (Mt 6, 7). Par nature, la récitation
du Rosaire
exige que le rythme soit calme et que l'on prenne son temps, afin que
la
personne qui s'y livre puisse mieux méditer les mystères de la vie du
Seigneur,
vus à travers le cœur de Celle qui fut la plus proche du Seigneur, et
qu'ainsi
s'en dégagent les insondables richesses ».14 Il
convient de nous arrêter
sur la pensée profonde de Paul VI, pour faire apparaître certaines
dimensions
du Rosaire qui en définissent mieux le caractère propre de
contemplation
christologique. 13.
La contemplation de
Marie est avant tout le fait de se souvenir. Il faut cependant
entendre
ces paroles dans le sens biblique de la mémoire (zakar), qui
rend
présentes les œuvres accomplies par Dieu dans l'histoire du salut. La
Bible est
le récit d'événements salvifiques, qui trouvent leur sommet dans le
Christ
lui-même. Ces événements ne sont pas seulement un “hier”; ils sont
aussi
l'aujourd'hui du salut. Cette actualisation se réalise en
particulier dans
la liturgie: ce que Dieu a accompli il y a des siècles ne concerne pas
seulement les témoins directs des événements, mais rejoint par son don
de grâce
l'homme de tous les temps. Cela vaut aussi d'une certaine manière pour
toute
autre approche de dévotion concernant ces événements: « en faire
mémoire » dans
une attitude de foi et d'amour signifie s'ouvrir à la grâce que le
Christ nous
a obtenue par ses mystères de vie, de mort et de résurrection. C'est
pourquoi, tandis
qu'il faut rappeler avec le Concile Vatican II que la liturgie, qui
constitue
la réalisation de la charge sacerdotale du Christ et le culte public,
est « le
sommet vers lequel tend l'action de l'Église et en même temps la source
d'où
découle toute sa force »,15 il convient aussi de rappeler
que la vie
spirituelle « n'est pas enfermée dans les limites de la participation à
la
seule sainte Liturgie. Le chrétien, appelé à prier en commun, doit
néanmoins
aussientrer dans sa chambre pour prier son Père dans le secret (cf.
Mt
6, 6) et doit même, selon l'enseignement de l'Apôtre, prier sans
relâche (cf. 1
Th 5, 17) ».16 Avec sa spécificité, le Rosaire se situe
dans ce
panorama multicolore de la prière “incessante” et, si la liturgie,
action du
Christ et de l'Église, est l'action salvifique par excellence,
le
Rosaire, en tant que méditation sur le Christ avec Marie, est une
contemplation salutaire. Nous plonger en effet, de mystère en
mystère, dans
la vie du Rédempteur, fait en sorte que ce que le Christ a réalisé et
ce que la
liturgie actualise soient profondément assimilés et modèlent notre
existence. 14.
Le Christ est le Maître
par excellence, le révélateur et la révélation. Il ne s'agit pas
seulement
d'apprendre ce qu'il nous a enseigné, mais “d'apprendre à le
connaître Lui”.
Et quel maître, en ce domaine, serait plus expert que Marie? S'il est
vrai que,
du point de vue divin, l'Esprit est le Maître intérieur qui nous
conduit à la
vérité tout entière sur le Christ (cf Jn 14, 26; 15, 26; 16,
13), parmi
les êtres humains, personne mieux qu'elle ne connaît le Christ; nul
autre que
sa Mère ne peut nous faire entrer dans une profonde connaissance de son
mystère. Le
premier des “signes”
accomplis par Jésus – la transformation de l'eau en vin aux noces de
Cana –
nous montre justement Marie en saqualité de maître, alors qu'elle
invite les
servants à suivre les instructions du Christ (cf. Jn2, 5). Et
nous
pouvons penser qu'elle a rempli cette fonction auprès des disciples
après
l'Ascension de Jésus, quand elle demeura avec eux dans l'attente de
l'Esprit
Saint et qu'elle leur apporta le réconfort dans leur première mission.
Cheminer
avec Marie à travers les scènes du Rosaire, c'est comme se mettre à
“l'école”
de Marie pour lire le Christ, pour en pénétrer les secrets, pour en
comprendre
le message. L'école
de Marie est une
école tout particulièrement efficace si l'on considère que Marie
l'accomplit en
nous obtenant l'abondance des dons de l'Esprit Saint, en nous offrant
aussi
l'exemple du « pèlerinage dans la foi »17 dont elle est un
maître
incomparable. Face à chaque mystère de son Fils, elle nous invite,
comme elle
le fit à l'Annonciation, à poser humblement les questions qui ouvrent
sur la
lumière, pour finir toujours par l'obéissance de la foi: « Je suis la
servante
du Seigneur; que tout se passe pour moi selon ta parole! » (Lc
1, 38). 15.
La spiritualité chrétienne
a pour caractéristique fondamentale l'engagement du disciple à “se
conformer”
toujours plus pleinement à son Maître (cf. Rm 8, 29; Ph
3,
10.21). Par l'effusion de l'Esprit reçu au Baptême, le croyant est
greffé,
comme un sarment, sur la vigne qu'est le Christ (cf. Jn 15,
5), il est
constitué membre de son Corps mystique (cf. 1Co 12, 12; Rm
12,
5). Mais à cette unité initiale doit correspondre un cheminement de
ressemblance croissante avec lui qui oriente toujours plus le
comportement du
disciple dans le sens de la “logique” du Christ: « Ayez entre vous les
dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus » (Ph 2,
5). Selon
les paroles de l'Apôtre, il faut « se revêtir du Seigneur Jésus Christ
» (cf.
Rm 13, 14; Ga 3, 27). Dans
le parcours spirituel
du Rosaire, fondé sur la contemplation incessante – en compagnie de
Marie – du
visage du Christ, on est appelé à poursuivre un tel idéal exigeant de
se
conformer à Lui grâce à une fréquentation que nous pourrions dire
“amicale”.
Elle nous fait entrer de manière naturelle dans la vie du Christ et
pour ainsi
dire “respirer” ses sentiments. Le bienheureux Bartolo Longo dit à ce
propos: «
De même que deux amis qui se retrouvent souvent ensemble finissent par
se
ressembler même dans la manière de vivre, de même, nous aussi, en
parlant
familièrement avec Jésus et avec la Vierge, par la méditation des
Mystères du
Rosaire, et en formant ensemble une même vie par la Communion, nous
pouvons
devenir, autant que notre bassesse le permet, semblables à eux et
apprendre par
leurs exemples sublimes à vivre de manière humble, pauvre, cachée,
patiente et
parfaite ».18 Grâce
à ce processus de
configuration au Christ, par le Rosaire, nous nous confions tout
particulièrement à l'action maternelle de la Vierge Sainte. Tout en
faisant
partie de l'Église comme membre qui « tient la place la plus élevée et
en même
temps la plus proche de nous » ,19 elle, qui est la mère du
Christ,
est en même temps la “Mère de l'Église”. Et comme telle, elle
“engendre”
continuellement des fils pour le Corps mystique de son Fils. Elle le
fait par
son intercession, en implorant pour eux l'effusion inépuisable de
l'Esprit.
Elle est l'icône parfaite de la maternité de l'Église. Mystiquement,
le Rosaire
nous transporte auprès de Marie, dans la maison de Nazareth, où elle
est
occupée à accompagner la croissance humaine du Christ. Par ce biais,
elle peut
nous éduquer et nous modeler avec la même sollicitude, jusqu'à ce que
le Christ
soit « formé » pleinement en nous (cf. Ga 4,19). Cette action
de Marie,
totalement enracinée dans celle du Christ et dans une radicale
subordination à
elle, « n'empêche en aucune manière l'union immédiate des croyants avec
le
Christ, au contraire elle la favorise ».20 Tel est le
lumineux
principe exprimé parle Concile VaticanII, dont j'ai si fortement fait
l'expérience dans ma vie, au point d'en faire le noyau de ma devise
épiscopale
“Totus tuus”.21 Comme on le sait, il s'agit d'une
devise
inspirée par la doctrine de saint Louis Marie Grignion de Montfort, qui
expliquait ainsi le rôle de Marie pour chacun de nous dans le processus
de
configuration au Christ: « Toute notre perfection consistant à être
conformes, unis et consacrés à Jésus Christ, la plus parfaite de
toutes les
dévotions est sans difficulté celle qui nous conforme, unit et consacre
le plus
parfaitement à Jésus Christ. Or, Marie étant de toutes les créatures la
plus
conforme à Jésus Christ, il s'ensuit que, de toutes les dévotions,
celle qui
consacre et conforme le plus une âme à Notre-Seigneur est la dévotion à
la Très
Sainte Vierge, sa sainte Mère, et que plus une âme sera consacrée à
Marie, plus
elle le sera à Jésus Christ ».22 Jamais comme dans le
Rosaire, le
chemin du Christ et celui de Marie n'apparaissent aussi étroitement
unis. Marie
ne vit que dans le Christ et en fonction du Christ! 16.
Le Christ nous a
invités à nous tourner vers Dieu avec confiance et persévérance pour
être
exaucés: « Demandez et l'on vous donnera; cherchez et vous trouverez;
frappez
et l'on vous ouvrira » (Mt 7,7). Le fondement de cette
efficacité de la
prière, c'est la bonté du Père, mais aussi la médiation du Christ
lui-même
auprès de Lui (cf. 1Jn 2,1) et l'action de l'Esprit Saint, qui
«
intercède pour nous » selon le dessein de Dieu (cf. Rm 8,
26-27). Car
nous-mêmes, « nous ne savons pas prier comme il faut » (Rm 8,
26) et
parfois nous ne sommes pas exaucés parce que « nous prions mal » (cf.
Jc
4, 2-3). Par
son intercession
maternelle, Marie intervient pour soutenir la prière que le Christ et
l'Esprit
font jaillir de notre cœur. « La prière de l'Église est comme portée
par la
prière de Marie ».23 En effet, si Jésus, l'unique
Médiateur, est la
Voie de notre prière, Marie, qui est pure transparence du Christ, nous
montre
la voie, et « c'est à partir de cette coopération singulière de Marie à
l'action de l'Esprit Saint que les Églises ont développé la prière à la
sainte
Mère de Dieu, en la centrant sur la Personne du Christ manifestée dans
ses
mystères ».24Aux noces de Cana, l'Évangile montre
précisément
l'efficacité de l'intercession de Marie qui se fait auprès de Jésus le
porte-parole des besoins de l'humanité: « Ils n'ont plus de vin » (Jn
2,3). Le
Rosaire est à la fois
méditation et supplication. L'imploration insistante de la Mère deDieu
s'appuie
sur la certitude confiante que son intercession maternelle est toute
puissante
sur le cœur de son Fils. Elle est « toute puissante par grâce », comme
disait,
dans une formule dont il faut bien comprendre l'audace, le bienheureux
Bartolo
Longo dans la Supplique à la Vierge.25 C'est une
certitude
qui, partant de l'Évangile, n'a cessé de se renforcer à travers
l'expérience du
peuple chrétien. Le grand poète Dante s'en fait magnifiquement
l'interprète
quand il chante, en suivant saint Bernard: « Dame, tu es si grande et
de valeur
si haute / que qui veut une grâce et à toi ne vient pas / il veut que
son désir
vole sans ailes ».26 Dans le Rosaire, tandis que nous la
supplions,
Marie, Sanctuaire de l'Esprit Saint (cf.Lc 1, 35), se tient pour
nous
devant le Père, qui l'a comblée de grâce, et devant le Fils, qu'elle a
mis au
monde, priant avec nous et pour nous. 17.
Le Rosaire est aussi un
parcours d'annonce et d'approfondissement, au long duquel le
mystère du
Christ est constamment représenté aux divers niveaux de l'expérience
chrétienne. Il s'agit d'une présentation orante et contemplative, qui
vise à
façonner le disciple selon le cœur du Christ. Si, dans la récitation du
Rosaire, tous les éléments permettant une bonne méditation sont en
effet mis en
valeur de manière appropriée, il y a la possibilité, spécialement dans
la
célébration communautaire en paroisse ou dans les sanctuaires, d'une catéchèse
significative que les Pasteurs doivent savoir exploiter. De cette
manière
aussi, la Vierge du Rosaire continue son œuvre d'annonce du Christ.
L'histoire
du Rosaire montre comment cette prière a été utilisée, spécialement par
les
Dominicains, dans un moment difficile pour l'Église à cause de la
diffusion de
l'hérésie. Aujourd'hui, nous nous trouvons face à de nouveaux défis.
Pourquoi
ne pas reprendre en main le chapelet avec la même foi que nos
prédécesseurs? Le
Rosaire conserve toute sa force et reste un moyen indispensable dans le
bagage
pastoral de tout bon évangélisateur. MYSTÈRES
DU CHRIST – 18.
Pour être introduit
dans la contemplation du visage du Christ, il faut écouter, dans
l'Esprit, la
voix du Père, car « nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père » (Mt
11,
27). Près de Césarée de Philippe, à l'occasion de la profession de foi
de
Pierre, Jésus précisera l'origine de cette intuition si lumineuse
concernant
son identité: « Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela,
mais
mon Père qui est aux cieux » (Mt 16, 17). La révélation d'en
haut est
donc nécessaire. Mais pour l'accueillir, il est indispensable de se
mettre à
l'écoute: « Seule l'expérience du silence et de la prière offre
le cadre
approprié dans lequel la connaissance la plus vraie, la plus fidèle et
la plus
cohérente de ce mystère peut mûrir et se développer ».27 Le
Rosaire est l'un des
parcours traditionnels de la prière chrétienne qui s'attache à la
contemplation
du visage du Christ. Le Pape Paul VI le décrivait ainsi: « Prière
évangélique
centrée sur le mystère de l'Incarnation rédemptrice, le Rosaire a
donc
une orientation nettement christologique. En effet, son élément le plus
caractéristique – la répétition litanique de l'Ave Maria –
devient lui
aussi une louange incessante du Christ, objet ultime de l'annonce de
l'Ange et
de la salutation de la mère du Baptiste: “Le fruit de tes entrailles
est béni”
(Lc1, 42). Nous dirons même plus: la répétition de l'Ave Maria
constitue la trame sur laquelle se développe la contemplation des
mystères: le
Jésus de chaque Ave Maria est celui même que la succession des
mystères
nous propose tour à tour Fils de Dieu et de la Vierge ».28 19.
Parmi tous les mystères
de la vie du Christ, le Rosaire, tel qu'il s'est forgé dans la pratique
la plus
courante approuvée par l'autorité ecclésiale, n'en retient que
quelques-uns. Ce
choix s'est imposé à cause de la trame originaire de cette prière, qui
s'organisa à partir du nombre 150, correspondant à celui des Psaumes. Afin
de donner une
consistance nettement plus christologique au Rosaire, il me semble
toutefois
qu'un ajout serait opportun; tout en le laissant à la libre
appréciation des
personnes et des communautés, cela pourrait permettre de prendre en
compte
également les mystères de la vie publique du Christ entre le
Baptême et
la Passion. Car c'est dans l'espace de ces mystères que nous
contemplons des
aspects importants de la personne du Christ en tant que révélateur
définitif de
Dieu. Proclamé Fils bien-aimé du Père lors du Baptême dans le Jourdain,
il est
Celui qui annonce la venue du Royaume, en témoigne par ses œuvres, en
proclame
les exigences. C'est tout au long des années de sa vie publique que le
mystère du Christ se révèle à un titre spécial comme mystère de
lumière: «
Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde » (Jn9,5). Pour
que l'on puisse dire
de manière complète que le Rosaire est un “résumé de
l'Évangile”, il
convient donc que, après avoir rappelé l'incarnation et la vie cachée
du Christ
(mystères joyeux), et avant de s'arrêter sur les souffrances de
la
passion (mystères douloureux), puis sur le triomphe de la
résurrection (mystères
glorieux), la méditation se tourne aussi vers quelques moments
particulièrement significatifs de la vie publique (mystères lumineux).
Cet ajout de nouveaux mystères, sans léser aucun aspect essentiel de
l'assise
traditionnelle de cette prière, a pour but de la placer dans la
spiritualité
chrétienne, avec une attention renouvelée, comme une authentique
introduction
aux profondeurs du Cœur du Christ, abîme de joie et de lumière, de
douleur et
de gloire. 20.
Le premier cycle, celui
des “mystères joyeux”, est effectivement caractérisé par la joie
qui rayonne
de l'événement de l'Incarnation Cela est évident dès l'Annonciation
où le
salut de l'Ange Gabriel à la Vierge de Nazareth rappelle l'invitation à
la joie
messianique: « Réjouis-toi, Marie ». Toute l'histoire du salut, bien
plus en un
sens, l'histoire même du monde, aboutit à cette annonce. En effet, si
le
dessein du Père est de récapituler toutes choses dans le Christ (cf.
Ep
1,10), c'est l'univers entier qui, d'une certaine manière, est touché
par la
faveur divine avec laquelle le Père se penche sur Marie pour qu'elle
devienne
la Mère de son Fils. À son tour, toute l'humanité se trouve comme
contenue dans
le fiat par lequel elle correspond avec promptitude à la volonté
de Dieu. C'est
une note d'exultation
qui marque la scène de la rencontre avec Élisabeth, où la voix de Marie
et la
présence du Christ en son sein font que Jean « tressaille d'allégresse
» (cf. Lc1,44).
Une atmosphère de liesse baigne la scène de Bethléem, où la naissance
de
l'Enfant divin, le Sauveur du monde, est chantée par les anges et
annoncée aux
bergers justement comme « une grande joie » (Lc 2, 10). Mais,
les deux derniers
mystères, qui conservent toutefois cette note de joie, anticipent
les signes
du drame. En effet, la présentation au temple, tout en exprimant la
joie de
la consécration et en plongeant le vieillard Syméon dans l'extase,
souligne
aussi la prophétie du « signe en butte à la contradiction » que sera
l'Enfant
pour Israël et de l'épée qui transpercera l'âme de sa Mère (cf. Lc2,
34-35). L'épisode de Jésus au temple, lorsqu'il eut douze ans, est lui
aussi
tout à la fois joyeux et dramatique. Il se dévoile là dans sa divine
sagesse
tandis qu'il écoute et interroge; et il se présente essentiellement
comme celui
qui “enseigne”. La révélation de son mystère de Fils tout entier
consacré aux
choses du Père est une annonce de la radicalité évangélique qui remet
en cause
les liens même les plus chers à l'homme face aux exigences absolues du
Royaume.
Joseph et Marie eux-mêmes, émus et angoissés, « ne comprirent pas » ses
paroles
(Lc2,50). Méditer
les mystères
“joyeux” veut donc dire entrer dans les motivations ultimes et dans la
signification profonde de la joie chrétienne. Cela revient à fixer les
yeux sur
la dimension concrète du mystère de l'Incarnation et sur une annonce
encore
obscure et voilée du mystère de la souffrance salvifique. Marie nous
conduit à
la connaissance du secret de la joie chrétienne, en nous rappelant que
le
christianisme est avant tout euangelion, “bonne nouvelle”, dont
le
centre, plus encore le contenu lui-même, réside dans la personne du
Christ, le
Verbe fait chair, l'unique Sauveur du monde. 21.
Passant de l'enfance de
Jésus et de la vie à Nazareth à sa vie publique, nous sommes amenés à
contempler ces mystères que l'on peut appeler, à un titre spécial,
“mystères de
lumière”. En réalité, c'est tout le mystère du Christ qui est
lumière.
Il est la « lumière du monde » (Jn 8,12). Mais cette dimension
est
particulièrement visible durant les années de sa vie publique,
lorsqu'il
annonce l'Évangile du Royaume. Si l'on veut indiquer à la communauté
chrétienne
cinq moments significatifs – mystères “lumineux” – de cette période de
la vie
du Christ, il me semble que l'on peut les mettre ainsi en évidence: 1.
au
moment de son Baptême au Jourdain, 2. dans son auto-révélation aux
noces de
Cana, 3. dans l'annonce du Royaume de Dieu avec l'invitation à la
conversion,
4. dans sa Transfiguration et enfin 5. dans l'institution de
l'Eucharistie,
expression sacramentelle du mystère pascal. Chacun
de ces mystères est une
révélation du Royaume désormais présent dans la personne de Jésus. Le
Baptême au Jourdain est
avant tout un mystère de lumière. En ce lieu, alors que le Christ
descend dans
les eaux du fleuve comme l'innocent qui se fait “péché” pour nous (cf.
2 Co 5,
21), les cieux s'ouvrent, la voix du Père le proclame son Fils
bien-aimé (cf.
Mt 3, 17 par), tandis que l'Esprit descend sur Lui pour l'investir
de la
mission qui l'attend. Le début des signes à Cana est un mystère de
lumière (cf. Jn2, 1-12), au moment où le Christ, changeant
l'eau en
vin, ouvre le
cœur des disciples à la foi grâce à l'intervention de Marie, la
première des
croyantes. C'est aussi un mystère de lumière que la prédication par
laquelle
Jésus annonce l'avènement du Royaume de Dieu et invite à la conversion
(cf.
Mc 1,15), remettant les péchés de ceux qui s'approchent de Lui
avec une foi
humble (cf. Mc 2, 3- 13; Lc 7, 47-48); ce ministère de
miséricorde qu'il a commencé, il le poursuivra jusqu'à la fin des
temps,
principalement à travers le sacrement de la Réconciliation, confié à
son Église
(cf. Jn 20, 22-23). La Transfiguration est le mystère de
lumière par
excellence. Selon la tradition, elle survint sur le Mont Thabor. La
gloire de
la divinité resplendit sur le visage du Christ, tandis que, aux Apôtres
en
extase, le Père le donne à reconnaître pour qu'ils “l'écoutent” (cf.
Lc
9,35 par) et qu'ils se préparent à vivre avec Lui le moment douloureux
de la
Passion, afin de parvenir avec Lui à la joie de la Résurrection et à
une vie
transfigurée par l'Esprit Saint. Enfin, c'est un mystère de lumière que
l'institution de l'Eucharistie dans laquelle le Christ se fait
nourriture par
son Corps et par son Sang sous les signes du pain et du vin, donnant
“jusqu'au
bout” le témoignage de son amour pour l'humanité (Jn 13,1), pour
le
salut de laquelle il s'offrira en sacrifice. Dans
ces mystères, à
l'exception de Cana, Marie n'est présente qu'en arrière-fond. Les
Évangiles ne font que quelques brèves allusions à sa présence
occasionnelle à
un moment ou à un autre de la prédication de Jésus (cf. Mc3,31-35;
Jn2,12),
et ils ne disent rien à propos de son éventuelle présence au Cénacle au
moment
de l'institution de l'Eucharistie. Mais la fonction qu'elle remplit à
Cana
accompagne, d'une certaine manière, tout le parcours du Christ. La
révélation
qui, au moment du Baptême au Jourdain, est donnée directement par le
Père et
dont le Baptiste se fait l'écho, est sur ses lèvres à Cana et devient
la grande
recommandation que la Mère adresse à l'Église de tous les temps: «
Faites tout
ce qu'il vous dira » (Jn 2, 5). C'est une ecommandation qui nous
fait entrer
dans les paroles et dans les signes du Christ durant sa vie publique,
constituant le fond marial de tous les “mystères de lumière”. 22.
Les Évangiles donnent
une grande importance aux mystères douloureux du Christ. Depuis
toujours la
piété chrétienne, spécialement pendant le Carême à travers la pratique
du
chemin de Croix, s'est arrêtée sur chaque moment de la Passion,
comprenant que
là se trouve le point culminant de la révélation de l'amour et
que là
aussi se trouve la source de notre salut. Le Rosaire choisit certains
moments
de la Passion, incitant la personne qui prie à les fixer avec le regard
du cœur
et à les revivre. Le parcours de la méditation s'ouvre sur Gethsémani,
où le
Christ vit un moment particulièrement angoissant, confronté à la
volonté du
Père face à laquelle la faiblesse de la chair serait tentée de se
rebeller. À
ce moment-là, le Christ se tient dans le lieu de toutes les tentations
de
l'humanité et face à tous les péchés de l'humanité pour dire au Père: «
Que ce ne
soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne! » (Lc 22, 42
par). Son
“oui” efface le “non” de nos premiers parents au jardin d'Eden. Et ce
qu'il
doit lui en coûter d'adhérer à la volonté du Père apparaît dans les
mystères
suivants, la flagellation, le couronnement d'épines, la montée au
Calvaire, la
mort en croix, par lesquels il est plongé dans la plus grande abjection:
Ecce homo! Dans
cette abjection se
révèle non seulement l'amour de Dieu mais le sens même de l'homme.
Ecce homo:
qui veut connaître l'homme doit savoir en reconnaître le sens,
l'origine et
l'accomplissement dans le Christ, Dieu qui s'abaisse par amour «
jusqu'à la
mort, et à la mort sur une croix » (Ph2,8). Les mystères
douloureux
conduisent le croyant à revivre la mort de Jésus en se mettant au pied
de la
croix, près de Marie, pour pénétrer avec elle dans les profondeurs de
l'amour
de Dieu pour l'homme et pour en sentir toute la force régénératrice. 23. «
La contemplation du
visage du Christ ne peut s'arrêter à son image de crucifié. Il est le
Ressuscité! ».29 Depuis toujours le Rosaire exprime cette
conscience
de la foi, invitant le croyant à aller au-delà de l'obscurité de la
Passion,
pour fixer son regard sur la gloire du Christ dans la Résurrection et
dans
l'Ascension. En contemplant le Ressuscité, le chrétien redécouvre
les
raisons de sa propre foi (cf. 1Co 15,14), et il revit la
joie non
seulement de ceux à qui le Christ s'est manifesté – les Apôtres,
Marie-Madeleine, les disciples d'Emmaüs –, mais aussi la joie de
Marie,
qui a dû faire une expérience non moins intense de la vie nouvelle de
son Fils
glorifié. À cette gloire qui, par l'Ascension, place le Christ à la
droite du
Père, elle sera elle-même associée par l'Assomption, anticipant, par un
privilège très spécial, la destinée réservée à tous les justes par la
résurrection de la chair. Enfin, couronnée de gloire – comme on le voit
dans le
dernier mystèreglorieux –, elle brille comme Reine desAnges et des
Saints,
anticipation et sommet de la condition eschatologique de l'Église. Dans
le troisième mystère
glorieux, le Rosaire place au centre de ce parcours glorieux du Fils et
de sa
Mère la Pentecôte, qui montre le visage de l'Église comme famille unie
à Marie,
ravivée par l'effusion puissante de l'Esprit et prête pour la mission
évangélisatrice. La contemplation de ce mystère, comme des autres
mystères
glorieux, doit inciter les croyants à prendre une conscience toujours
plus vive
de leur existence nouvelle dans le Christ, dans la réalité de l'Église,
existence dont la scène de la Pentecôte constitue la grande “icône”.
Les
mystères glorieux nourrissent ainsi chez les croyants l'espérance
de la fin
eschatologique vers laquelle ils sont en marche comme membres du
peuple de
Dieu qui chemine à travers l'histoire. Ceci ne peut pas ne pas les
pousser à
témoigner avec courage de cette « joyeuse annonce » qui donne sens à
toute leur
existence. 24.
Ces cycles de
méditation proposés par le Saint Rosaire ne sont certes pas exhaustifs,
mais
ils rappellent l'essentiel, donnant à l'esprit le goût d'une
connaissance du
Christ qui puise continuellement à la source pure du texte évangélique.
Chaque
trait singulier de la vie du Christ, tel qu'il est raconté par les
Évangélistes, brille de ce Mystère qui surpasse toute connaissance (cf.
Ep 3,
19). C'est le mystère du Verbe fait chair, en qui, « dans son propre
corps,
habite la plénitude de la divinité » (cf. Col 2, 9). C'est
pourquoi le Catéchisme
de l'Église catholique insiste tant sur les mystères du Christ,
rappelant
que « toute la vie de Jésus est signe de son mystère ».30 Le
« duc
in altum » de l'Église dans le troisième millénaire se mesure à la
capacité
des chrétiens de « pénétrer le mystère de Dieu, dans lequel se
trouvent,
cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2,
2-3). C'est à chaque baptisé que s'adresse le souhait ardent de la
lettre aux
Éphésiens: « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi; restez
enracinés
dans l'amour, établis dans l'amour. Ainsi [...] vous connaîtrez l'amour
du
Christ qui surpasse toute connaissance. Alors vous serez comblés
jusqu'à entrer
dans la plénitude de Dieu » (3, 17-19). Le
Rosaire se met au
service de cet idéal, livrant le “secret” qui permet de s'ouvrir plus
facilement à une connaissance du Christ qui est profonde et qui engage.
Nous
pourrions l'appeler le chemin de Marie. C'est le chemin de
l'exemple de
la Vierge de Nazareth, femme de foi, de silence et d'écoute. C'est en
même
temps le chemin d'une dévotion mariale, animée de la conscience du
rapport
indissoluble qui lie le Christ à sa très sainte Mère: les mystères
du Christ sont aussi, dans un sens, les mystères de sa Mère,
même quand elle
n'y est pas directement impliquée, par le fait même qu'elle vit de Lui
et par
Lui. Faisant nôtres dans l'Ave Maria les paroles de l'Ange
Gabriel et de
sainte Élisabeth, nous nous sentons toujours poussés à chercher d'une
manière
nouvelle en Marie, entre ses bras et dans son cœur, le « fruit béni de
ses
entrailles » (cf.Lc 1, 42). 25.
Dans mon témoignage de
1978, évoqué ci-dessus, sur le Rosaire, ma prière préférée, j'exprimais
une
idée sur laquelle je voudrais revenir. Je disais alors que « la prière
toute
simple du Rosaire s'écoule au rythme de la vie humaine ».31 À la
lumière des réflexions
faites jusqu'ici sur les mystères du Christ, il n'est pas difficile
d'approfondir l'implication anthropologique du Rosaire, une
implication
plus radicale qu'il n'y paraît à première vue. Celui qui se met à
contempler le
Christ en faisant mémoire des étapes de sa vie ne peut pas ne pas
découvrir
aussi en Lui la vérité sur l'homme. C'est la grande affirmation du
Concile
Vatican II, dont j'ai si souvent fait l'objet de mon magistère, depuis
l'encyclique Redemptor hominis: « En
réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le
mystère du Verbe incarné ».32 Le Rosaire aide à s'ouvrir à
cette
lumière. En suivant le chemin du Christ, en qui le chemin de l'homme
est «
récapitulé »,33 dévoilé et racheté, le croyant se place
face à
l'image de l'homme véritable. En contemplant sa naissance, il découvre
le
caractère sacré de la vie; en regardant la maison de Nazareth, il
apprend la
vérité fondatrice de la famille selon le dessein de Dieu; en écoutant
le Maître
dans les mystères de sa vie publique, il atteint la lumière qui permet
d'entrer
dans le Royaume de Dieu et, en le suivant sur le chemin du Calvaire, il
apprend
le sens de la souffrance salvifique. Enfin, en contemplant le Christ et
sa Mère
dans la gloire, il voit le but auquel chacun de nous est appelé, à
condition de
se laisser guérir et transfigurer par l'Esprit Saint. On
peut dire ainsi que
chaque mystère du Rosaire, bien médité, éclaire le mystère de
l'homme. En
même temps, il devient
naturel d'apporter à cette rencontre avec la sainte humanité du
Rédempteur les
nombreux problèmes, préoccupations, labeurs et projets qui marquent
notre vie.
« Décharge ton fardeau sur le Seigneur: il prendra soin de toi » (Ps
55
[54], 23). Méditer le Rosaire consiste à confier nos fardeaux aux cœurs
miséricordieux du Christ et de sa Mère. À vingt-cinq ans de distance,
repensant
aux épreuves qui ne m'ont pas manqué même dans l'exercice de mon
ministère
pétrinien, j'éprouve le besoin de redire, à la manière d'une
chaleureuse
invitation adressée à tous pour qu'ils en fassent l'expérience
personnelle:
oui, vraiment le Rosaire « donne le rythme de la vie humaine », pour
l'harmoniser avec le rythme de la vie divine, dans la joyeuse communion
de la
Sainte Trinité, destinée et aspiration ultime de notre existence. «
POUR MOI, VIVRE C'EST LE
CHRIST » 26.
La méditation des
mystères du Christ est proposée dans le Rosaire avec une méthode
caractéristique, capable par nature de favoriser leur assimilation.
C'est une
méthode fondée sur la répétition. Cela vaut avant tout pour l'Ave
Maria, répété dix fois à chaque mystère. Si l'on s'en tient à cette
répétition d'une manière superficielle, on pourrait être tenté de ne
voir dans
le Rosaire qu'une pratique aride et ennuyeuse. Au contraire, on peut
considérer
le chapelet tout autrement, si on le regarde comme l'expression de cet
amour
qui ne se lasse pas de se tourner vers la personne aimée par des
effusions qui,
même si elles sont toujours semblables dans leur manifestation, sont
toujours
neuves par le sentiment qui les anime. Dans
le Christ, Dieu a
vraiment assumé un « cœur de chair ». Il n'a pas seulement un cœur
divin, riche
en miséricorde et en pardon, mais il a aussi un cœur humain, capable de
toutes
les vibrations de l'affection. Si nous avions besoin d'un témoignage
évangélique à ce propos, il ne serait pas difficile de le trouver dans
le
dialogue émouvant du Christ avec Pierre, après la Résurrection: «
Simon, fils
de Jean, m'aimes-tu? » Par trois fois la question est posée, par trois
fois la
réponse est donnée: « Seigneur, tu sais bien que je t'aime » (cf. Jn
21,
15-17). Au-delà de la signification spécifique de ce passage si
important pour
la mission de Pierre, la beauté de cette triple répétition
n'échappe à
personne: par elle, la demande insistante et la réponse correspondante
s'expriment en des termes bien connus de l'expérience universelle de
l'amour
humain. Pour comprendre le Rosaire, il faut entrer dans la dynamique
psychologique propre à l'amour. Une
chose est claire: si la
répétition de l'Ave Maria s'adresse directement à Marie, en
définitive, avec
elle et par elle, c'est à Jésus que s'adresse l'acte d'amour. La
répétition se
nourrit du désir d'être toujours plus pleinement conformé au Christ,
c'est là
le vrai “programme” de la vie chrétienne. Saint Paul a énoncé ce
programme avec
des paroles pleines de feu: « Pour moi, vivre c'est le Christ, et
mourir est un
avantage » (Ph 1, 21). Et encore: « Ce n'est plus moi qui vis,
mais le
Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Le Rosaire nous aide à
grandir dans
cette conformation jusqu'à parvenir à la sainteté. 27.
Que la relation au
Christ puisse profiter également du soutien d'une méthode ne doit pas
étonner.
Dieu se communique à l'homme en respectant la façon d'être de notre
nature et
ses rythmes vitaux. C'est pourquoi la spiritualité chrétienne, tout en
connaissant les formes les plus sublimes du silence mystique dans
lequel toutes
les images, toutes les paroles et tous les gestes sont comme dépassés
par
l'intensité d'une union ineffable de l'homme avec Dieu, est normalement
marquée
par l'engagement total de la personne, dans sa complexe réalité
psychologique,
physique et relationnelle. Ceci
apparaît de façon
évidente dans la liturgie. Les sacrements et les sacramentaux
sont
structurés par une série de rites qui font appel aux diverses
dimensions de la
personne. La prière non liturgique exprime également la même exigence.
Cela est
corroboré par le fait qu'en Orient la prière la plus caractéristique de
la
méditation christologique, celle qui est centrée sur les paroles: «
Jésus,
Christ, Fils de Dieu, Seigneur, aie pitié de moi pécheur »,34 est
traditionnellement liée au rythme de la respiration qui, tout en
favorisant la
persévérance dans l'invocation, assure presque une densité physique au
désir
que le Christ devienne la respiration, l'âme et le “tout” de la vie. 28.
Dans la Lettre
apostolique Novo millennio ineunte,
j'ai rappelé qu'il y a également
aujourd'hui en Occident une exigence renouvelée de méditation
qui trouve
parfois dans les autres religions des modalités plus attractives.35
Il
existe des chrétiens qui, parce qu'ils connaissent peu la tradition
contemplative
chrétienne, se laissent séduire par ces propositions. Néanmoins, même
si elles
ont des éléments positifs et parfois compatibles avec l'expérience
chrétienne,
elles cachent souvent un soubassement idéologique inacceptable. Même
dans ces
expériences, on note une méthodologie très en vogue qui, pour parvenir
à une
haute concentration spirituelle, se prévaut de techniques répétitives
et
symboliques, à caractère psychologique et physique. Le Rosaire se situe
dans le
cadre universel de la phénoménologie religieuse, mais il se définit par
des
caractéristiques propres qui répondent aux exigences typiques de la
spécificité
chrétienne. En
effet, ce n'est pas
seulement une méthode de contemplation. En tant que méthode, le
chapelet
doit être utilisé en relation avec sa finalité propre et il ne peut pas
devenir
une fin en soi. Cependant, parce qu'elle est le fruit d'une expérience
séculaire, la méthode elle-même ne doit pas être sous-estimée.
L'expérience
d'innombrables saints milite en sa faveur, ce qui n'empêche pas
cependant
qu'elle puisse être améliorée. C'est précisément à cette fin que vise
l'intégration, dans le cycle des mystères, de la nouvelle série de mysteria
lucis, ainsi que de certaines suggestions relatives à la récitation
du
Rosaire que propose la présente Lettre. Par ces mystères, tout en
respectant
lastructure largement établie de cette prière, je voudrais aider les
fidèles à
la comprendre dans ses aspects symboliques, en harmonie avec les
exigences de
la vie quotidienne. Sans cela, on court le risque que non seulement le
Rosaire
ne produise pas les effets spirituels escomptés, mais que même le
chapelet,
avec lequel on a coutume de le réciter, finisse par être perçu comme
une
amulette ou un objet magique, en faisant un contresens radical sur son
sens et
sur sa fonction. 29.
Énoncer le mystère, et
peut-être même pouvoir regarder en même temps une image qui le
représente,
c'est comme camper un décor sur lequel se concentre l'attention. Les
paroles
guident l'imagination et l'esprit vers cet épisode déterminé ou ce
moment de la
vie du Christ. Dans la spiritualité qui s'est développée dans l'Église,
que ce
soit la vénération des icônes, les nombreuses dévotions riches
d'éléments
sensibles ou encore la méthode elle-même proposée par saint Ignace de
Loyola
dans les Exercices spirituels, toutes ont eu recours à l'élément visuel
et à
l'imagination (la compositio loci), le considérant d'une grande
aide
pour favoriser la concentration de l'esprit sur le mystère. Il s'agit
d'ailleurs
d'une méthodologie qui correspond à la logique même de
l'Incarnation: en
Jésus, Dieu a voulu prendre des traits humains. C'est à travers sa
réalité
corporelle que nous sommes conduits à entrer en contact avec son
mystère divin. À
cette exigence concrète répond
aussi l'énonciation des différents mystères du Rosaire. Ils ne
remplacent
certainement pas l'Évangile et ils n'en rappellent même pas toutes les
pages.
Le Rosaire ne remplace pas non plus la lectio divina, mais il
la
présuppose et il la promeut. Et si les mystères contemplés dans le
Rosaire, y
compris le complément des mysteria lucis, se limitent aux
lignes
maîtresses de la vie du Christ, grâce à eux l'esprit peut facilement
embrasser
le reste de l'Évangile, surtout quand le Rosaire est récité dans des
moments
particuliers de recueillement prolongé. 30.
Pour donner un
fondement biblique et une profondeur plus grande à la méditation, il
est utile
que l'énoncé du mystère soit suivi de la proclamation d'un passage
biblique
correspondant qui, en fonction des circonstances, peut être plus ou
moins
important. Les autres paroles en effet n'atteignent jamais l'efficacité
particulière de la parole inspirée. Cette dernière doit être écoutée
avec la
certitude qu'elle est Parole de Dieu, prononcée pour aujourd'hui et «
pour moi
». Ainsi
écoutée, elle entre
dans la méthodologie de répétition du Rosaire, sans susciter l'ennui
qui serait
produit par le simple rappel d'une information déjà bien connue. Non,
il ne
s'agit pas de faire revenir à sa mémoire une information, mais de laisser
“parler” Dieu. Dans certaines occasions solennelles et
communautaires,
cette parole peut être illustrée de manière heureuse par un bref
commentaire. 31. L'écoute
et la
méditation se nourrissent du silence. Après l'énonciation du
mystère et la
proclamation de la Parole, il est opportun de s'arrêter pendant un
temps
significatif pour fixer le regard sur le mystère médité, avant de
commencer la
prière vocale. La redécouverte de la valeur du silence est un des
secrets de la
pratique de la contemplation et de la méditation. Dans une société
hautement
marquée par la technologie et les médias, il reste aussi que le silence
devient
toujours plus difficile. De même que dans la liturgie sont recommandés
des
moments de silence, de même, après l'écoute de la Parole de Dieu, une
brève
pause est opportune dans la récitation du Rosaire, tandis que l'esprit
se fixe
sur le contenu d'un mystère déterminé. 32.
Après l'écoute de la
Parole et la focalisation sur le mystère, il est naturel que l'esprit
s'élève vers le Père. En chacun de ses mystères, Jésus nous
conduit
toujours au Père, auquel il s'adresse continuellement, parce qu'il
repose en
son “sein” (cf. Jn1,18). Il veut nous introduire dans
l'intimité du
Père, pour que nous disions comme Lui: « Abba, Père » (Rm 8,15;
Ga 4,6). C'est en rapport avec le Père qu'il fait de nous
ses
frères et qu'il
nous fait frères les uns des autres, en nous communiquant l'Esprit qui
est tout
à la fois son Esprit et l'Esprit du Père. Le «
Notre Père », placé
pratiquement comme au fondement de la méditation christologique et
mariale qui
se développe à travers la répétition de l'Ave Maria, fait de la
méditation du mystère, même accomplie dans la solitude, une expérience
ecclésiale. 33.
C'est tout à la fois
l'élément le plus consistant du Rosaire et celui qui en fait une prière
mariale
par excellence. Mais précisément à la lumière d'une bonne compréhension
de l'Ave
Maria, on perçoit avec clarté que le caractère marial, non
seulement ne
s'oppose pas au caractère christologique, mais au contraire le souligne
et le
met en relief. En effet, la première partie de l'Ave Maria,
tirée des
paroles adressées à Marie par l'Ange Gabriel et par sainte Élisabeth,
est une
contemplation d'adoration du mystère qui s'accomplit dans la Vierge de
Nazareth. Ces paroles expriment, pour ainsi dire, l'admiration du ciel
et de la
terre, et font, en un sens, affleurer l'émerveillement de Dieu
contemplant son
chef d'œuvre – l'incarnation du Fils dans le sein virginal de Marie –,
dans la
ligne du regard joyeux de la Genèse (cf. Gn1,31), de l'originel
« pathos avec lequel Dieu, à l'aube de la création, a regardé
l'œuvre
de ses mains
».36 Dans le Rosaire, le caractère répétitif de l'Ave
Marie
nous fait participer à l'enchantement de Dieu: c'est la jubilation,
l'étonnement, la reconnaissance du plus grand miracle de l'histoire. Il
s'agit
de l'accomplissement de la prophétie de Marie: « Désormais tous les
âges me
diront bienheureuse » (Lc1,48). Le
centre de gravité de l'Ave
Maria, qui est presque comme une charnière entre la première et la
seconde
partie, est le nom de Jésus. Parfois, lors d'une récitation
faite trop à
la hâte, ce centre de gravité disparaît, et avec lui le lien au mystère
du
Christ qu'on est en train de contempler. Mais c'est justement par
l'accent
qu'on donne au nom de Jésus et à son mystère que l'on distingue une
récitation
du Rosaire significative et fructueuse. Dans l'exhortation apostolique Marialis
cultus, Paul VI rappelait déjà l'usage pratiqué dans certaines
régions de
donner du relief au nom du Christ, en ajoutant une clausule évocatrice
du
mystère que l'on est en train de méditer.37 C'est une
pratique
louable, spécialement dans la récitation publique. Elle exprime avec
force la
foi christologique appliquée à divers moments de la vie du Rédempteur.
Il
s'agit d'une profession de foi et, en même temps, d'une aide
pour
demeurer vigilant dans la méditation, qui permet de vivre la fonction
d'assimilation, inhérente à la répétition de l'Ave Maria, en
regard du
mystère du Christ. Répéter le nom de Jésus – l'unique nom par lequel il
nous
est donné d'espérer le salut (cf. Ac 4,12) –, étroitement lié à
celui de
sa Très Sainte Mère, et en la laissant presque elle-même nous le
suggérer,
constitue un chemin d'assimilation, qui vise à nous faire entrer
toujours plus
profondément dans la vie du Christ. C'est
de la relation très
spécifique avec le Christ, qui fait de Marie la Mère de Dieu, la
Theotòkos,
que découle ensuite la force de la supplication avec laquelle nous nous
adressons à elle dans la seconde partie de la prière, confiant notre
vie et
l'heure de notre mort à sa maternelle intercession. 34.
La doxologie trinitaire
est le point d'arrivée de la contemplation chrétienne. Le Christ est en
effet
le chemin qui conduit au Père dans l'Esprit. Si nous parcourons en
profondeur
ce chemin, nous nous retrouvons sans cesse devant le mystère des trois
Personnes divines à louer, à adorer et à remercier. Il est important
que le
Gloria, sommet de la contemplation, soit bien mis en relief dans le
Rosaire. Lors de la récitation publique, il pourrait être chanté, pour
mettre
en évidence de manière opportune cette perspective qui structure et
qualifie
toute prière chrétienne. Dans
la mesure où la
méditation du mystère a été attentive, profonde, ravivée – d'Ave
en
Ave – par l'amour pour le Christ et pour Marie, la glorification
trinitaire
après chaque dizaine, loin de se réduire à une rapide conclusion,
acquiert une
juste tonalité contemplative, comme pour élever l'esprit jusqu'au
Paradis et
nous faire revivre, d'une certaine manière, l'expérience du Thabor,
anticipation
de la contemplation future: « Il est heureux que nous soyons ici ! » (Lc9,33). 35.
Dans la pratique
courante du Rosaire, la doxologie trinitaire est suivie d'une oraison
jaculatoire, qui varie suivant les circonstances. Sans rien enlever à
la valeur
de telles invocations, il semble opportun de noter que la contemplation
des
mystères sera plus féconde si on prend soin de faire en sorte que
chaque
mystère s'achève par une prière destinée à obtenir les fruits
spécifiques de
la méditation de ce mystère. Le Rosaire pourra ainsi manifester
avec une
plus grande efficacité son lien avec la vie chrétienne. Cela est
suggéré par
une belle oraison liturgique, qui nous invite à demander de pouvoir
parvenir,
par la méditation des mystères du Rosaire, à « imiter ce qu'ils
contiennent et
à obtenir ce qu'ils promettent ».38 Une
telle prière finale
pourra s'inspirer d'une légitime variété, comme cela se fait déjà. En
outre, le
Rosaire acquiert alors une expression plus adaptée aux différentes
traditions
spirituelles et aux diverses communautés chrétiennes. Dans cette
perspective,
il est souhaitable que se répandent, avec le discernement pastoral
requis, les
propositions les plus significatives, par exemple celles qui sont
utilisées
dans les centres et sanctuaires mariaux particulièrement attentifs à la
pratique du Rosaire, si bien que le peuple de Dieu puisse bénéficier de
toutes
ses richesses spirituelles authentiques, en y puisant une nourriture
pour sa
contemplation. 36.
Le chapelet est
l'instrument traditionnel pour la récitation du Rosaire. Une pratique
par trop
superficielle conduit à le considérer souvent comme un simple
instrument
servant à compter la succession des Je vous salue Marie. Mais
il veut
aussi exprimer un symbolisme qui peut donner un sens nouveau à la
contemplation. À ce
sujet, il faut avant
tout noter que le chapelet converge vers le Crucifié, qui ouvre
ainsi et
conclut le chemin même de la prière. La vie et la prière des croyants
sont
centrées sur le Christ. Tout part de Lui; tout tend vers Lui; et par
Lui, tout,
dans l'Esprit Saint, parvient au Père. En
tant qu'instrument
servant à compter, qui scande la progression de la prière, le chapelet
évoque
le chemin incessant de la contemplation et de la perfection
chrétiennes. Le
bienheureux Bartolo Longo voyait aussi le chapelet comme une « chaîne »
qui
nous relie à Dieu. Une chaîne, certes, mais une douce chaîne; car tel
est
toujours la relation avec Dieu qui est Père. Une chaîne “filiale”, qui
nous
accorde à Marie, la « servante du Seigneur » (Lc 1, 38) et, en
définitive, au Christ lui-même qui, tout en étant Dieu, s'est fait «
serviteur
» par amour pour nous (Ph2,7). Il
est beau également
d'étendre la signification symbolique du chapelet à nos relations
réciproques;
par lui nous est rappelé le lien de communion et de fraternité qui nous
unit
tous dans le Christ. 37.
Dans la pratique
courante, les manières d'introduire le Rosaire sont variées, selon les
différents contextes ecclésiaux. Dans certaines régions, on commence
habituellement par l'invocation du Psaume 69[70]: « Dieu, viens à mon
aide;
Seigneur, à notre secours », comme pour nourrir chez la personne qui
prie
l'humble conscience de sa propre indigence; dans d'autres lieux, au
contraire,
le Rosaire débute par la récitation du Credo, comme pour mettre
la
profession de foi au point de départ du chemin de contemplation que
l'on
entreprend. Dans la mesure où elles disposent bien l'esprit à la
contemplation,
ces formes et d'autres semblables sont des usages également légitimes.
La
récitation se conclut par la prière aux intentions du Pape, afin
d'élargir le
regard de celui qui prie aux vastes horizons des nécessités
ecclésiales. C'est
justement pour encourager cette ouverture ecclésiale du Rosaire que
l'Église a
voulu l'enrichir d'indulgences à l'intention de ceux qui le récitent
avec les
dispositions requises. En
effet, s'il est ainsi
vécu, le Rosaire devient vraiment un parcours spirituel, dans lequel
Marie se
fait mère, guide, maître, et elle soutient le fidèle par sa puissante
intercession. Comment s'étonner du besoin ressenti par l'âme, à la fin
de cette
prière dans laquelle elle a fait l'expérience intime de la maternité de
Marie,
d'entonner une louange à la Vierge Marie, que ce soit la splendide
prière du
Salve Regina ou celle des Litanies de Lorette ? C'est le
couronnement d'un chemin intérieur, qui a conduit le fidèle à un
contact vivant
avec le mystère du Christ et de sa Mère très sainte. 38.
Le Rosaire peut être
récité intégralement chaque jour, et nombreux sont ceux qui le font de
manière
louable. Il parvient ainsi à remplir de prière les journées de nombreux
contemplatifs, ou à tenir compagnie aux malades et aux personnes âgées,
qui
disposent de beaucoup de temps. Mais il est évident – et ceci vaut
d'autant
plus si on ajoute le nouveau cycle des mysteria lucis – que
beaucoup ne
pourront en réciter qu'une partie, selon un certain ordre hebdomadaire.
Cette
répartition hebdomadaire finit par donner aux différentes journées de
la
semaine une certaine « couleur » spirituelle, comme le fait de manière
analogue
la liturgie avec les diverses étapes de l'année liturgique. Selon
l'usage courant, le
lundi et le jeudi sont consacrés aux « mystères joyeux », le mardi et
le
vendredi aux « mystères douloureux », le mercredi, le samedi et le
dimanche aux
« mystères glorieux ». Où insérer les « mystères lumineux »?
Considérant que
les mystères glorieux sont proposés deux jours de suite, le samedi et
le
dimanche, et que le samedi est traditionnellement un jour à fort
caractère
marial, on peut conseiller de déplacer au samedi la deuxième méditation
hebdomadaire des mystères joyeux, dans lesquels la présence de Marie
est
davantage accentuée. Ainsi, le jeudi reste opportunément libre pour la
méditation des mystères lumineux. Cette
indication n'entend
pas toutefois limiter une certaine liberté dans la méditation
personnelle et
communautaire, en fonction des exigences spirituelles et pastorales, et
surtout
des fêtes liturgiques qui peuvent susciter d'heureuses adaptations.
L'important
est de considérer et d'expérimenter toujours davantage le Rosaire comme
un
itinéraire de contemplation. Par lui, en complément de ce qui se
réalise dans
la liturgie, la semaine du chrétien, enracinée dans le dimanche, jour
de la
résurrection, devient un chemin à travers les mystères de la vie du
Christ, qui
se manifeste dans la vie de ses disciples comme le Seigneur du temps et
de
l'histoire. 39.Ce
qui a été dit
jusqu'ici exprime amplement la richesse de cette prière traditionnelle,
qui a
la simplicité d'une prière populaire, mais aussi la profondeur
théologique
d'une prière adaptée à ceux qui perçoivent l'exigence d'une
contemplation plus
mûre. L'Église
a toujours reconnu
à cette prière une efficacité particulière, lui confiant les causes les
plus
difficiles dans sa récitation communautaire et dans sa pratique
constante. En
des moments où la chrétienté elle-même était menacée, ce fut à la force
de
cette prière qu'on attribua l'éloignement du danger, et la Vierge du
Rosaire
fut saluée comme propitiatrice du salut. Aujourd'hui,
comme j'y ai
fait allusion au début, je recommande volontiers à l'efficacité de
cette prière
la cause de la paix dans le monde et celle de la famille. 40.
Les difficultés que la
perspective mondiale fait apparaître en ce début de nouveau millénaire
nous
conduisent à penser que seule une intervention d'en haut, capable
d'orienter
les cœurs de ceux qui vivent des situations conflictuelles et de ceux
qui
régissent le sort des Nations, peut faire espérer un avenir moins
sombre. Le
Rosaire est une
prière orientée par nature vers la paix, du fait même qu'elle est
contemplation du Christ, Prince de la paix et « notre paix » (Ep 2,14).
Celui qui assimile le mystère du Christ – et le Rosaire vise
précisément à cela
– apprend le secret de la paix et en fait un projet de vie. En outre,
en vertu
de son caractère méditatif, dans la tranquille succession des Ave
Maria,
le Rosaire exerce sur celui qui prie une action pacificatrice qui le
dispose à
recevoir cette paix véritable, qui est un don spécial du Ressuscité (cf.Jn
14,27;
20,21), et à en faire l'expérience au fond de son être, en vue de la
répandre
autour de lui. Le
Rosaire est aussi une
prière de paix en raison des fruits de charité qu'il produit. S'il est
bien
récité comme une vraie prière méditative, le Rosaire, en favorisant la
rencontre avec le Christ dans ses mystères, ne peut pas ne pas indiquer
aussi
le visage du Christ dans les frères, en particulier dans les plus
souffrants.
Comment pourrait-on fixer, dans les mystères joyeux, le mystère de
l'Enfant né
à Bethléem sans éprouver le désir d'accueillir, de défendre et de
promouvoir la
vie, en se chargeant de la souffrance des enfants de toutes les parties
du
monde? Comment, dans les mystères lumineux, pourrait-on suivre les pas
du
Christ qui révèle le Père sans s'engager à témoigner de ses «
béatitudes » dans
la vie de chaque jour? Et comment contempler le Christ chargé de la
Croix et
crucifié sans ressentir le besoin de se faire le « Cyrénéen » de tout
frère
brisé par la souffrance ou écrasé par le désespoir? Enfin, comment
pourrait-on
fixer les yeux sur la gloire du Christ ressuscité et sur Marie
couronnée Reine sans
éprouver le désir de rendre ce monde plus beau, plus juste et plus
proche du
dessein de Dieu? En
réalité, tandis qu'il
nous conduit à fixer les yeux sur le Christ, le Rosaire nous rend aussi
bâtisseurs de la paix dans le monde. Par sa caractéristique de
supplication
communautaire et insistante, pour répondre à l'invitation du Christ « à
toujours prier sans se décourager » (Lc 18, 1), il nous permet
d'espérer
que, même aujourd'hui, une “bataille” aussi difficile que celle de la
paix
pourra être gagnée. Loin d'être une fuite des problèmes du monde, le
Rosaire
nous pousse à les regarder avec un œil responsable et généreux, et il
nous
obtient la force de les affronter avec la certitude de l'aide de Dieu
et avec
la ferme intention de témoigner en toutes circonstances de « l'amour,
lui qui
fait l'unité dans la perfection » (Col 3,14). 41.
Prière pour la paix, le
Rosaire est aussi, depuis toujours, la prière de la famille et pour
la
famille. Il fut un temps où cette prière était particulièrement
chère aux
familles chrétiennes et en favorisait certainement la communion. Il ne
faut pas
perdre ce précieux héritage. Il faut se remettre à prier en famille et
à prier
pour les familles, en utilisant encore cette forme de prière. Si,
dans la Lettre
apostolique Novo millennio ineunte, j'ai
encouragé même les laïcs à célébrer la Liturgie des Heures dans la
vie ordinaire des communautés paroissiales et des divers groupes
chrétiens,39je
désire faire la même chose pour le Rosaire. Il s'agit de deux voies de
la
contemplation chrétienne qui ne s'opposent pas, mais se complètent. Je
demande
donc à ceux qui se consacrent à la pastorale des familles de suggérer
avec
conviction la récitation du Rosaire. La
famille qui est unie
dans la prière demeure unie. Par
tradition ancienne, le saint Rosaire se prête tout spécialement à
être une prière dans laquelle la famille se retrouve. Les membres de
celle-ci,
en jetant véritablement un regard sur Jésus, acquièrent aussi une
nouvelle
capacité de se regarder en face, pour communiquer, pour vivre la
solidarité,
pour se pardonner mutuellement, pour repartir avec un pacte d'amour
renouvelé
par l'Esprit de Dieu. De
nombreux problèmes des
familles contemporaines, particulièrement dans les sociétés
économiquement
évoluées, dépendent du fait qu'il devient toujours plus difficile de
communiquer. On ne parvient pas à rester ensemble, et les rares moments
passés
en commun sont absorbés par les images de la télévision. Recommencer à
réciter
le Rosaire en famille signifie introduire dans la vie quotidienne des
images
bien différentes, celles du mystère qui sauve: l'image du Rédempteur,
l'image de
sa Mère très sainte. La famille qui récite le Rosaire reproduit un peu
le
climat de la maison de Nazareth: on place Jésus au centre, on partage
avec lui
les joies et les souffrances, on remet entre ses mains les besoins et
les
projets, on reçoit de lui espérance et force pour le chemin. 42.
Il est beau et fécond
également de confier à cette prière le chemin de croissance des
enfants. Le
Rosaire n'est-il pas l'itinéraire de la vie du Christ, de sa conception
à sa
mort, jusqu'à sa résurrection et à sa glorification? Il devient
aujourd'hui
toujours plus ardu pour les parents de suivre leurs enfants dans les
diverses
étapes de leur vie. Dans notre société de technologie avancée, des
médias et de
la mondialisation, tout est devenu si rapide, et la distance culturelle
entre
les générations se fait toujours plus grande. Les messages les plus
divers et
les expériences les plus imprévisibles envahissent la vie des enfants
et des
adolescents, et pour les parents il devient parfois angoissant de faire
face
aux risques qu'ils courent. Il n'est pas rare qu'ils soient conduits à
faire
l'expérience de déceptions cuisantes, en constatant les échecs de leurs
enfants
face à la séduction de la drogue, aux attraits d'un hédonisme effréné,
aux
tentations de la violence, aux expressions les plus variées du non-sens
et du
désespoir. Prier
le Rosaire pour
ses enfants, et mieux encore avec ses enfants, en les
éduquant
depuis leur plus jeune âge à ce moment quotidien de « pause priante »
de la
famille, n'est certes pas la solution de tous les problèmes, mais elle
constitue une aide spirituelle à ne pas sous-estimer. On peut objecter
que le
Rosaire apparaît comme une prière peu adaptée au goût des adolescents
et des
jeunes d'aujourd'hui. Mais l'objection vient peut-être d'une façon de
le
réciter souvent peu appliquée. Du reste, étant sauve sa structure
fondamentale,
rien n'empêche, pour les enfants et les adolescents, que la récitation
du
Rosaire –que ce soit en famille ou en groupes – s'enrichisse de
possibles aménagements
symboliques et concrets, qui en favorisent la compréhension et la mise
en
valeur. Pourquoi ne pas l'essayer? Une pastorale des jeunes qui n'est
pas
défaitiste, mais passionnée et créative – les Journées mondiales de la
Jeunesse
m'en ont donné la mesure! – est capable de faire, avec l'aide de Dieu,
des
choses vraiment significatives. Si le Rosaire est bien présenté, je
suis sûr
que les jeunes eux- mêmes seront capables de surprendre encore une fois
les
adultes, en faisant leur cette prière et en la récitant avec
l'enthousiasme
caractéristique de leur âge. 43.
Chers frères et sœurs!
Une prière aussi facile, et en même temps aussi riche, mérite vraiment
d'être
redécouverte par la communauté chrétienne. Faisons-le surtout cette
année, en
accueillant cette proposition comme un affermissement de la ligne
tracée dans
la Lettre apostolique Novo millennio ineunte,
dont de nombreuses Églises particulières se
sont inspirées dans leurs projets pastoraux pour planifier leurs
engagements
dans un proche avenir. Je
m'adresse à vous en
particulier, chers Frères dans l'épiscopat, prêtres et diacres, et
aussi à
vous, agents pastoraux engagés dans divers ministères, pour que, en
faisant
l'expérience personnelle de la beauté du Rosaire, vous en deveniez des
promoteurs actifs. Je
m'en remets aussi à
vous, théologiens, afin qu'en menant une réflexion à la fois rigoureuse
et
sage, enracinée dans la Parole de Dieu et attentive au vécu du peuple
chrétien,
vous fassiez découvrir les fondements bibliques, les richesses
spirituelles et
la valeur pastorale de cette prière traditionnelle. Je
compte sur vous, les
consacrés, hommes et femmes, appelés à un titre particulier à
contempler le
visage du Christ à l'école de Marie. Je me
tourne vers vous,
frères et sœurs de toute condition, vers vous, familles chrétiennes,
vers vous,
malades et personnes âgées, vers vous les jeunes: reprenez avec
confiance le
chapelet entre vos mains, le redécouvrant à la lumière de
l'Écriture, en harmonie
avec la liturgie, dans le cadre de votre vie quotidienne. Que
mon appel ne reste pas
lettre morte! Au début de la vingt-cinquième année de mon Pontificat,
je remets
cette Lettre apostolique entre les mains sages de la Vierge Marie,
m'inclinant
spirituellement devant son image dans le splendide sanctuaire qui lui a
été
édifié par le bienheureux Bartolo Longo, apôtre du Rosaire. Je fais
volontiers
miennes les paroles touchantes par lesquelles il termine la célèbre Supplique
à la Reine du Saint Rosaire: « Ô Rosaire béni par Marie, douce
chaîne qui
nous relie à Dieu, lien d'amour qui nous unit aux Anges, tour de
sagesse face
aux assauts de l'enfer, havre de sécurité dans le naufrage commun, nous
ne te
lâcherons plus. Tu seras notre réconfort à l'heure de l'agonie. À toi,
le
dernier baiser de la vie qui s'éteint. Et le dernier accent sur nos
lèvres sera
ton nom suave, ô Reine du Rosaire de Pompéi, ô notre Mère très chère, ô
refuge
des pécheurs, ô souveraine Consolatrice des affligés. Sois bénie en
tout lieu,
aujourd'hui et toujours, sur la terre et dans le ciel ». Du
Vatican, le 16 octobre
2002, début de la vingt-cinquième année de mon Pontificat. JOHN
PAUL II 1 Conc.
œcum. Vat. II, Const. past. sur
l'Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n.45. 2 Paul
VI, Exhort. apost. Marialis cultus (2
février 1974), n.42: AAS 66 (1974), p.153: La Documentation
catholique 71 (1974), p.314. 3 Cf. Acta Leonis XIII,
3 (1884), pp.280-289. 4 En
particulier, il est bon de noter sa Lettre
apostolique sur le Rosaire: Il religioso convegno (29 septembre
1961): AAS
53 5 Angelus:
Insegnamenti(1978),
pp.75-76: La Documentation
catholique 75 (1978), p.958. 6 AAS93
(2001), p.285: La Documentation catholique 98 (2001), p.78. 7 Au
cours des années de préparation du Concile,
JeanXXIII n'avait pas manqué d'inviter la communauté chrétienne à la
récitation
du Rosaire pour la réussite de cet événement ecclésial: cf. Lettre
au
Cardinal Vicaire de Rome, 28 septembre 1960: AAS 52 (1960),
pp.814-817: La Documentation catholique 57 (1960), col.
1249-1252. 8 Const.
dogm. sur l'Église Lumen gentium,
n.66. 9 Lettre
apost. Novo millennio ineunte,
n.32: AAS 93 (2001), p.288: La Documentation catholique
98
(2001), p.79. 10 Ibid.,
n.33: l.c., p.289: La Documentation catholique 98
(2001), p.80. 11 Comme
on le sait, il faut rappeler que les
révélations privées ne sont pas de la même nature que la révélation
publique,
qui constitue une norme pour toute l'Église. Il est du devoir du
Magistère de
discerner et de reconnaître, pour la piété des fidèles, l'authenticité
et la
valeur des révélations privées. 12 Le
secret admirable du très saint Rosaire
pour se convertir et se sauver: S.
Louis Marie Grignion de Montfort, Œuvres complètes,
Paris (1966), pp.263-389. 13 Histoire
du Sanctuaire de Pompéi,
Pompéi (1990), p.59. 14 Exhort.
apost. Marialis cultus (2
février 1974), n.47: AAS 66 (1974), p.156: La Documentation
catholique 71 (1974), p.315. 15 Constitution
sur la Liturgie Sacrosanctum
Concilium, n.10. 16 Ibid.,
n.12. 17 Conc.
œcum. Vat. II, Const. dogm. sur
l'Église Lumen gentium, n.58. 18 Les
quinze samedis du Saint Rosaire, 27. 19 Conc.
œcum. Vat. II, Const. dogmatique sur
l'Église Lumen gentium,n.53. 20 Ibid.,
n.60. 21 Cf.
Premier radiomessage Urbi et Orbi (17
octobre 1978): AAS 70 (1978), p.927: La Documentation
catholique 75
(1978), p.905. 22 Traité
de la vraie dévotion à Marie,
n.120, Paris (1966), pp.562-563. 23 Catéchisme
de l'Église catholique,
n.2679. 24 Ibid.,
n.2675. 25 La Supplique
à la Reine du Rosaire,
qui se récite de manière solennelle deux fois l'an, en mai et en
octobre, fut
composée par le bienheureux Bartolo Longo en 1883, comme une adhésion à
l'invitation lancée par le Pape Léon XIII aux catholiques dans sa
première
encyclique sur le Rosaire, en vue d'un engagement spirituel qui puisse
affronter les maux de la société. 26 La
Divine Comédie, Le Paradis, C.
XXXIII, 13-15, Paris (1996), p.457. 27 Jean-Paul
II, Lettre apost. Novo millennio
ineunte (6 janvier 2001) n.20: AAS 93 (2001), p.279: La
Documentation catholique 98 (2001), p.75. 28 Exhort.
apost. Marialis cultus (2
février 1974), n.46: AAS 66 (1974), p.155: La Documentation
catholique 71 (1974), p.315. 29 Jean-Paul
II, Lettre apostolique Novo
millennio ineunte (6 janvier 2001), n.28: AAS 93 (2001),
p.284: La
Documentation catholique 98 (2001), p.77. 30 N.
515. 31 Angelus
du 29
octobre 1978: Insegnamenti I (1978),
p.76: La Documentation catholique 75 (1978), p.958. 32 Conc.
œcum. Vat. II, Const. past. sur
l'Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n.22. 33 S.
Irénée de Lyon, Adversus hæreses,
III, 18, 1: PG VII, 932: Paris (1974), pp.343-345. 34 Catéchisme
de l'Église catholique,
n.2616. 35 Cf.
n.33: AAS 93 (2001), p.289: La
Documentation catholique 98 (2001), pp.77-78. 36 Jean-Paul
II, Lettre aux artistes (4
avril 1999), n.1: AAS 91 (1999), p.1155: La Documentation
catholique 96
(1999), p.451. 37 Cf.
n.46: AAS 66 (1974), p.155: La
Documentation catholique 71 (1974), p.315. Cet usage a été
récemment
recommandé par la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des
Sacrements dans le Directoire sur la piété populaire et la liturgie.
Principes et orientations (17 décembre 2001), n.201, Cité du
Vatican
(2002), p.165. 38 « Concede,
quæsumus, ut hæc mysteria
sacratissimo beatæ Mariæ Virginis Rosario recolentes, et imitemur quod
continent, et quod promittunt assequamur »: Missale Romanum
(1960),
In festo B.M. Virginis a Rosario.
ROSARIUM
VIRGINIS MARIAE
DU
PAPE
JEAN-PAUL II
À L'ÉPISCOPAT, AU CLERGÉ
ET AUX FIDÈLES
SUR LE ROSAIRE INTRODUCTION
Les Pontifes romains
et le Rosaire
Octobre 2002 - octobre
2003: Année du Rosaire
Objections au Rosaire
La voie de la
contemplation
Prière pour la paix et
pour la famille
« Voici ta mère! » (Jn
19, 27)
Sur les pas des témoins
CHAPITRE I
Un visage
resplendissant comme le soleil
Marie modèle de
contemplation
Les souvenirs de Marie
Le Rosaire, prière
contemplative
Se souvenir du Christ
avec Marie
Par Marie, apprendre
le Christ
Se conformer au Christ
avec Marie
Supplier le Christ
avec Marie
Annoncer le Christ
avec Marie
CHAPITRE II
MYSTÈRES DE SA MÈRE Le Rosaire, « résumé
de l'Évangile »
Une intégration
appropriée
Mystères joyeux
Mystères lumineux
Mystères douloureux
Mystères glorieux
Des mystères au
Mystère: le chemin de Marie
Mystère du Christ,
“mystère” de l'homme
CHAPITRE III
Le Rosaire, chemin
d'assimilation du mystère
Une méthode valable...
... qui peut toutefois
être améliorée
L'énonciation du
mystère
L'écoute de la Parole
de Dieu
Le silence
Le « Notre Père »
Les dix « Ave Maria »
Le « Gloria »
L'oraison jaculatoire
finale
Le chapelet
Début et fin
La répartition dans le
temps
CONCLUSION
« Rosaire béni de
Marie, douce chaîne qui nous relie à Dieu »
La paix
La famille: les
parents...
... et les enfants
Le Rosaire, un trésor
à redécouvrir